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Solange Bochud & sa petite-fille Cassandre Tornay

Solange est née à Plessisville au Québec. C’est là-bas qu’elle rencontre son mari Francis, un Fribourgeois qui a émigré au Canada avec sa famille. Mais quand une offre d’emploi lui parvient de Suisse, il décide de rentrer au pays. Solange, enceinte de leur seconde fille, le suit à contrecœur. La Suisse manque alors d’enseignants et Solange est engagée dès la rentrée scolaire. Ce qui accélère son intégration, même si son accent réserve quelques surprises à ses élèves.

 
Cassandre, sa petite-fille de 20 ans, est étudiante à l’ESBDI, l’Ecole supérieure de bande dessinée et illustration à Genève.

Solange raconte:

"Qui prend mari, prend pays » Lorsque j’ai accepté de suivre mon mari en Suisse, j’ai mis une réserve: «pour une année seulement. » Et j’y suis toujours ! Emigrer dans un pays de culture française me semblait facile. Pourtant que de différences dans le vocabulaire et les expressions!

Les contes occupent une large place dans mes lectures. Ils sont porteurs de leçons de vie et certains nous révèlent les us et coutumes de divers peuples. J’aime conter, c’est un excellent moyen de transmission. Je crois que Cassandre connaît autant de contes québécois que de contes suisses. Mais il y en a un qui était le best-seller de toute son enfance: Le Bonhomme Sept-heures.

Au Québec, c’est un personnage fictif et maléfique dont on parle aux jeunes enfants pour leur faire peur et les rendre plus sages. Il est censé ramasser ceux qui sont encore dehors après 19 heures. Quand nos petits-enfants dormaient au chalet, c’était un rituel incontournable. Leur grand-papa s’était fabriqué un déguisement et il passait dans leur chambre. Le chahut résonnait dans toute la maisonnée pendant une bonne demi-heure. Mais il ne leur a jamais fait peur.

J’ai vécu dans l’artisanat. Une partie de notre maison était un chantier permanent. Mon papa faisait de la sculpture sur bois, ma maman s’adonnait au tricot, à la broderie, au tissage, à la poterie et aux courtepointes (patchwork). Le tissu m’a attirée depuis toute petite. Puis mes goûts ont évolué vers les arts textiles sous toutes leurs formes. C’est mon principal hobby et j’aime croire que j’ai transmis ce goût à Cassandre, l’intérêt pour les arts en général.

Je pense que nous transmettons davantage par les divers aspects de notre personnalité que par les us et coutumes d’un pays. Mes ancêtres québécois viennent de Bretagne et de Normandie. Ils étaient des terriens, des coureurs des bois, des paysans, des bûcherons, des nomades. Pour assurer leur gagne-pain, à chaque saison ils s’installaient dans une autre maison, un autre village, une autre région. Il y avait aussi des navigateurs dans ma famille, des capitaines de bateaux attirés par le large et la découverte de nouvelles terres. Je pense que ce sont ces gènes de nomades qui m’ont permis cette belle intégration en Suisse.

Je retrouve aussi cette fibre chez Cassandre, cette curiosité de l’ailleurs, cette ouverture vers l’autre. Elle aime les voyages, elle connaît le Québec et elle a vécu trois mois dans la partie anglophone du Canada lors d’un échange entre étudiants. Après la maturité, elle a réalisé son rêve de petite fille : un voyage au Japon.

J’aimerais que mes petits-enfants gardent cette ouverture vers l’autre, qu’ils puissent toujours trouver en eux, dans leurs ressources, leur histoire, leurs racines, les réponses et les moyens pour s’adapter à toutes les situations, imposées ou non, auxquelles ils devront faire face dans leurs choix de vie.

Lettre à Solange

Dans ton jardin il y a un Erable. Il est là, j’ai envie de dire depuis toujours. Il a emménagé presque en même temps que toi, et moi je l’ai toujours connu parce que tu me précédais de quelques années. Quand j’étais petite, je salivais quand je le regardais et mon grand rêve c’était de planter le clou dans son écorce pour récolter la sève qui coule et sucre tout. C’est les gestes qu’on m’avait rapportés et qui rappelaient le Québec, la terre très loin au bout de l’océan mais qu’on touche toujours un peu du bout des doigts finalement. Le reste de la vie, la sève lui coule tellement qu’elle déborde de partout. C’est de l’or en poignée comme les souvenirs. Pour vivre ; aimer. Comme ça, on n’est plus jamais pauvres et on trouve son chez-soi partout.

L’Erable donc, assis au sommet du jardin, il veille. Tu sais, on entend trop souvent «Moi je suis ici et c’est ma maison à jamais. J’y suis né, j’y grandis et j’y meurs. » Je trouve ça un peu triste. Moi je ne sais pas où se trouve la maison, le lieu qui dit: « Ici, c’est moi; moi tout entier et pour toujours. » Je préfère regarder les escargots qui bougent mille jardins avec leur coquille toujours sur le dos. Je crois, quand je les regarde, que je suis un peu caracole et toi aussi d’ailleurs. Ils portent leur maison partout comme une coquille fragile, sans relâche, sans repos et c’est ce qu’ils ont de plus précieux au monde.

J’ai quatre ans, je suis au chalet, il n’y a pas de couverture pour s’étendre dans l’herbe. J’ai une robe, petite fille trop coquette, et les fourmis de sang qui attaquent. Rapidement le corps qui pique de partout, les petits boutons rouges qui se forment sous la peau et les jambes toutes petites qui courent partout, cherchent l’exil dans le carré du jardin.

Je pense, C’est où chez toi exactement ? C’est l’Erable dans le jardin, c’est le rire dans les yeux des gens, c’est la pluie fine en été ou si froide dans la neige au Québec ? Je te regarde, comment on fait pour tout quitter ? Un pays c’est avant tout une réalité qui se réinvente sans cesse, et aucun acquis n’est-ce pas? C’est ce que je me disais quand je t’entendais parler l’autre jour.

Tu m’as appris que l’identité, plus c’est complexe, plus c’est beau. J’ai compris que je voulais vivre complexe, parce qu’à défaut de vivre facilement, on découvre tout, presque même la face cachée de la lune ou les dessous de la muraille de Chine. Dans un patchwork de souvenirs, l’altérité : qu’est-ce qu’on prend chez l’autre et qui nous nourrit bien plus qu’un pudding ou qu’une sucrerie à l’érable. Certains diraient que l’altérité, le rapport à l’autre, pour le comprendre il faut d’abord abandonner une partie de soi ; pour faire de la place, tu comprends. Parce que le cœur sinon deviendrait trop petit et il n’aurait plus d‘espace pour rien d’autre, ça leur fait si peur qu’ils refusent de découvrir la moindre chose. On ne peut pas leur en vouloir, ils veulent économiser leur place. Mais je pense qu’ils ont tort, tu sais, parce que quand je te regarde, je sais que le cœur est extensible, qu’il n’y a pas besoin d’oublier pour accueillir. Alors je veux vivre « emmêlé » pour vivre plein.

Je ferme mes yeux, le noir ; comme Soulages. Je me rappelle… Une autre maison le temps d’une exposition, une maison pour deux heures. Je regarde le mur, la peinture, la matière. Où est-ce que j’habite? Si la question se pose, c’est peut-être parce que chez soi, c’est la première pierre qui construit l’identité. La réponse est un peu dans les taches noires qui dansent dans le ciel. Je pense. J’ai quatre ans, je me coule dans la couverture qui se coule dans l’herbe. Je souris et je regarde du bleu, et à l’intérieur les hirondelles, c’est le début de l’explication. Comme le ciel est toujours mangé par quelques oiseaux, il m’a bien fallu les adopter. J’ai le temps à l’infini dans les yeux. J’ai trouvé ma maison pour jamais, pour toujours, pour partout. J’ai quatre ans. Quand j’y pense, je me dis que comme toi, il est possible de recommencer partout, à n’importe quel moment, le parcours de sa vie. Parce que le ciel et les oiseaux migrateurs, c’est une constante dans le monde, un iceberg qui ne fond jamais. Il est là partout et ma maison alors peut voguer à l’infini.

Quatre ans multipliés par cinq, ça donne vingt, c’est toi qui me l’as appris. J’ai vingt ans, encore mille questions et une larme qui perle au coin du cœur parce que quand je pense à toi, je pense qu’il faut aimer et qu’il faut vivre, tout recommencer et ne jamais oublier.

Merci pour les réponses,
Merci pour la vie,
Et surtout, merci pour l’Erable qui veille en haut du jardin.

Cassandre

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