GENERATION-MIGRATION
L'exposition
Le Ciel et les oiseaux migrateurs,
une constante dans le Monde
Dans le cadre du projet GÉNÉRATION - MIGRATION, le photographe Cédric Raccio et l’écrivaine Danielle Berrut se sont interessés à la question de la transmission culturelle au sein de familles de provenances diverses vivant en Valais et dans le canton de Vaud.
Au cours de l’année 2020, ils ont rencontré onze familles originaires de Turquie, d’Italie (deux familles), du Vietnam, du Québec, d’Allemagne, du Cap-Vert, du Congo, d’Espagne, du Kosovo et du Portugal, en se rendant à leur domiciles respectifs. Comme les grands-mères le racontent, elles sont pour la plupart arrivées assez jeunes (vers l’âge de dix-sept, dix-neuf ans) afin de travailler, puis se sont mariées ici. Cette série photographique honore avant tout la relation d’amour, de complicité et de confiance qui existe entre les grands-parents1 et leurs petits-enfants, arborant tous des visages confiants et sereins. En effet, les aïeuls inscrivent leurs petits-enfants dans une histoire familiale, des coutumes, une culture, tout un passé qui éclaire leur présent en les structurant, alors même qu’ils sont en quête d’identité.
Au cours de ces séances photos riches d’échanges et de partages d’expériences, le photographe en observateur attentif, appréhende la pluralité de ces parcours de filiation culturelle, en tentant de répondre visuellement à ces questions : entre ruptures et continuité, quelle part d’identité ces grands-parents ont-ils transmis à leurs petits-enfants? Les références identitaires existent-elles toujours au sein de la famille? La langue d’origine continue-t-elle d’être parlée? Le pays d’origine existe-t-il toujours pour la famille, est-il possible d’y retourner? Les anciens ont-ils inculqué leurs valeurs et, si oui, comment? Grâce à des récits ou l’exemple de leur vie quotidienne? Comment les petits-enfants et leurs parents ont-ils reçu cette transmission? De façon active, créative ou passive, en cherchant à «savoir», ou en préservant le mystère ? Nous connaissons la place centrale de la question des origines dans la structuration de l’individuation et du sentiment d’appartenance. Le rôle des grands-parents y est primordial. Cet ancrage originel constitue le « lieu» des premières paroles que l’enfant peut entendre sur ses origines. Les transmettre aux très jeunes est donc une fonction essentielle de la famille.
A travers cette série photographique qui «dessine» un riche «portrait » ethnosociologique, le photographe tente de déceler les indices de « l’ailleurs » : vêtements coutumiers, à l’instar de la robe vietnamienne portée par Gaya Hugnh Tri-Nhon, foulards dont Ayten Bacak (originaire de Turquie) se couvre les cheveux depuis un pèlerinage à la Mecque dix ans auparavant ou somptueux costumes traditionnels aux étoffes chamarrées que portent Charlotte Manunga, la mère ainsi que la grand-maman d’Odette Gollut-Manunga, originaires du Congo. Ces symboles culturels de l’habillement perpétuent le lien avec la terre-mère.
Dans une quête permanente d’authenticité, Cédric Raccio privilégie une esthétique photographique où la rigueur du point de vue et la maîtrise technique concourent à une seule exigence: atteindre et restituer avec simplicité la singularité des sujets photographiés. Par le biais de son approche documentaire, il s’intéresse aux spécificités de chacun d’entre eux, dans son cadre de vie habituel. Mettant à profit la lumière du jour complétée par un recours au flash, il a utilisé un appareil photographique numérique moyen format (Phase One). Son parti pris minimaliste permet d’accentuer la manière dont les corps, le plus souvent cadrés en pied, occupent l’espace. Cultivant la sobriété, il crée des portraits aux attitudes naturelles. Fixés sur l’objectif, les regards accentuent l’intensité de la présence. Si certaines personnes sont capturées dans le havre paisible offert par leur jardin foisonnant, la plupart posent dans le cadre intimiste de leur foyer.
Sphère du vivre-ensemble, la famille est le creuset où se forment des liens inter et intragénérationnels. Elle donne chair à un espace de transmissions affectives, patrimoniales, de services, d’aide, mais aussi d’héritages symboliques véhiculés par la mémoire familiale. En retour, les grands-parents ont aussi beaucoup à recevoir de leurs petits-enfants. Outre la tendresse que ceux-ci leur témoignent, ils les projettent dans l’avenir, les font évoluer encore et toujours, les amènent à réfléchir sur des comportements qui ne leur sont pas familiers, les remettent en question. Par eux, ils accèdent à une culture ignorée, qui peut leur paraître étrangère, mais qui toujours les interpelle et permet un partage d’opinions fécond pour tous.
Aussi, chaque photographie « raconte » ici une histoire, empreinte de douceur et de délicatesse, entre les petits-enfants et leurs grands-parents, unis par une profonde complicité, à l’exemple notamment d’Ayten Bacak, originaire de Turquie, et d’Esma Bacak, l’aînée de ses quatre petites-filles, âgée de treize ans. Cédric Raccio les a fait poser dans la chambre à coucher de l’aïeule, espace immaculé qui dégage un sentiment d’ordre et de sobriété. La main protectrice d’Ayten posée affectueusement sur la cuisse de sa petite-fille et leur proximité physique attestent de leur belle connivence malgré le contraste vestimentaire manifeste entre ces deux générations. Si Ayten est couverte de la tête aux pieds — vêtue d’une tunique à motifs géométriques et coiffée d’un foulard bleu assorti à son pantalon — Esma pose de manière décontractée, cheveux longs dénoués, bras et jambes à l’air, portant un tee-shirt blanc rentré dans un short en jean assez court. Cette photographie suggère comment Ayten «accueille» avec amour et tolérance l’émancipation de ses petites-filles.
En immortalisant les environnements domestiques, le photographe s’interroge également sur les empreintes individuelles et culturelles qui s’y condensent. Ainsi s’applique-t-il à restituer les nuances à fleur d’espaces et d’objets de ces différents décors intimes. Il saisit Thi-Tri Nguyen-Tran, originaire du Vietnam, en train d’arroser ses arbustes ou savourant le calme de son jardin, dont la luxuriance peut évoquer la végétation de son pays natal. Au cours de cette même visite, le photographe se montre également sensible à l’agencement méticuleux et harmonieux des autels bouddhistes disposés dans la maison. Comme chaque famille vietnamienne, Thi-Tri Nguyen-Tran et sa petite-fille Gaya Hugnh Tri-Nhon en possèdent plusieurs ; placés en hauteur, ils sont présentés avec une dévotion touchante. Selon la tradition, les deux femmes y ont disposé des bougies, des brûle-encens, des plateaux de fruits, des plantes vertes en pot ou des fleurs, qui entourent des images et des sculptures de Bouddha, en offrande aux divinités, génies et esprits protecteurs. Sur l’une des photographies, elles s’inclinent devant l’un d’eux, les mains jointes dans une posture d’oraison. Vouer un culte aux ancêtres — en l’occurrence les parents de sa grand-maman et de son grand-père, de son père et les parents de son père —, revient à les garder auprès de soi et s’assurer leur protection. La belle communion de Gaya et Thi-Tri révèle leur partage du culte familial ancestral, dans le respect des rites établis.
Autre témoin de la filiation, l’album photos — puissant vecteur mémoriel et émotionnel — procure une visibilité à la mémoire familiale. En le parcourant, Eva Ruga peut ainsi interroger sa grand-mère Rosa Paola Ruga, originaire d’Italie, pour explorer son histoire familiale et ses origines (voir p.34). Ce recueil représente en effet un moyen privilégié pour déchiffrer les liens noués entre les générations et au sein des fratries, à la seule condition qu’il y ait une voix — ici celle de Rosa Paola Ruga — pour faire «parler» les images. Telle une biographie photographique, ce « livre-mémoire» où se retracent les pérégrinations généalogiques de cette lignée est là pour rendre présente l’absence, comme un besoin toujours vivace de réparer l’œuvre du temps. Ce patrimoine imagier commun constitue incontestablement un excellent embrayeur pour la narration, car ces photographies contiennent en réserve des histoires qui ne demandent qu’à être racontées et partagées.
En les faisant poser à leur domicile, le photographe compose pour chacune de ces familles un double sur papier, comme un « don» destiné à pérenniser ces rencontres et une expérience commune, dans la perpétuation d’une histoire construite entre deux pays ou continents. Ces clichés rappellent aussi que ces multiples nationalités constituent un magnifique exemple d’intégration et d’ouverture sur le monde, outre une formidable richesse culturelle. Ils suggèrent enfin combien ces onze foyers sont parvenus à cultiver harmonieusement de précieux liens intergénérationnels, en nourrissant des rapports tendres et complices, dans le plus grand respect des différences générationnelles.
Julia Hountou, Docteure en histoire de l'art